X
Le treizième pilier
Il est un peu plus de minuit et demi, ce dimanche 31 août 1997. Je suis couché et m’attarde avant de dormir sur les photos d’un ouvrage sur l’Andalousie, où ma femme et moi avons le projet d’aller faire un peu de tourisme, dans les semaines à venir. Soudain, le téléphone sonne. Je ne sursaute pas, j’ai l’habitude, Paris ne dort jamais. Régulièrement, on m’appelle en pleine nuit pour me signaler une affaire sensible dont on peut soupçonner qu’elle fera la « une » des journaux du lendemain. Je tiens à être un préfet visible, présent sur le terrain, au contact de ses hommes. Les services ont instruction de me joindre, sans tenir compte de l’heure.
— Lady Diana… tunnel de l’Alma… accident… choc violent… état préoccupant…
Les mots prononcés par l’officier de permanence du cabinet me font entrevoir immédiatement la gravité de l’événement. L’aura de la princesse de Galles, sa fragilité affichée, sa détresse intime proclamée, font bénéficier à la jeune femme d’un capital de sympathie qui vire parfois à la vénération.
J’ignorais que Lady Di avait atterri au Bourget en début d’après-midi. D’ailleurs, même si je l’avais su, la situation n’en aurait pas été modifiée. Depuis qu’elle avait divorcé du prince Charles, sa visite dans la capitale ne présentait aucun caractère officiel et elle ne faisait pas non plus partie des « personnalités à risques ». D’ailleurs, elle n’avait pas sollicité de protection policière, préférant s’en remettre aux gardes du corps de son compagnon, Dodi Al-Fayed, pour ce qui n’était qu’une escale privée, au retour de vacances estivales en Sardaigne.
Pour un préfet de police, la journée est ponctuée de nombreuses informations sur les va-et-vient des personnalités politiques étrangères descendues dans la capitale sans prévenir leur ambassade ni les services de police. C’est vrai, nos oreilles indiscrètes traînent un peu partout et nous sommes généralement bien informés. Coups de fil d’une ambassade, appels de l’entourage, communications de concierges des grands hôtels, nous renseignent très souvent sur la présence en nos murs d’un nom célèbre qu’il faut, à l’occasion, surveiller ou protéger discrètement.
Le service de protection des hautes personnalités, qui dépend du ministère de l’Intérieur, offre une surveillance rapprochée aux souverains, aux chefs d’État et de gouvernement en visite officielle sur notre territoire. Cette surveillance peut être amicalement étendue à quelques membres de familles royales lorsque la demande en est faite, mais dans le cas de lady Diana, ni le prince Charles ni quelque autre Windsor ne nous avaient réclamé une telle protection. D’ailleurs, le souhait de la princesse et de son compagnon n’était-il pas seulement de se promener incognito dans les rues de Paris ? Rêve impossible : le couple médiatique a été pris en chasse depuis la Sardaigne par une chaîne ininterrompue de paparazzi, et la capitale française devait constituer pour eux l’apothéose du cliché volé, le triomphe du téléobjectif inopportun. Mais voilà : la traque people venait de virer au drame.
Immédiatement, je contacte l’officier de permanence :
— Prévenez mon chauffeur, qu’il m’attende en bas. On file sur l’Alma !
Je m’habille à la hâte. Heureusement, j’ai toujours prêt sur un portant un costume complet avec chemise et chaussures. Sept minutes chrono plus tard, je m’engouffre dans ma voiture de service tout en finissant de nouer ma cravate. Le gyrophare hurle et jette des éclairs bleutés sur les façades, je n’aime pas trop cette sirène stridente et agressive, irritante pour les Parisiens endormis. Je me suis imposé pour règle de ne l’utiliser que dans des circonstances exceptionnelles. La dernière fois, c’était il y a deux ans, au moment de l’attentat au métro Saint-Michel.
Pendant que la voiture fonce vers le tunnel de l’Alma, je cherche à joindre Jean-Pierre Chevènement, le ministre de l’Intérieur. Place Beauvau, j’obtiens son conseiller technique.
— J’ai une nouvelle grave à communiquer au ministre. Donnez-moi sa localisation et son numéro de téléphone.
Le ministre se trouve au centre d’instruction de la sécurité civile, à cinquante kilomètres de Paris. Mon appel le réveille, je le mets rapidement au courant de la situation.
— Les secours sont sur les lieux, dis-je. Je vous propose que nous nous retrouvions directement à l’hôpital.
Le temps de lui adresser quelques mots et je suis déjà arrivé sous le tunnel de l’Alma. Le chauffeur n’a mis que trois minutes depuis la préfecture. Téléphone en main, je peux donc décrire au ministre ce que je vois.
La scène est inondée de la lumière blanche et crue – cruelle, devrais-je dire – de la girafe d’éclairage, une sorte d’échafaudage transportable, surmonté de phares puissants. Sous cet éclat violent, je découvre d’abord la Mercedes déchiquetée, qui a visiblement heurté un premier pilier avant de s’encastrer dans un autre. Tout autour, une vraie cohue : des passants attirés par le bruit et l’agitation, des fonctionnaires de police, des sapeurs-pompiers, des médecins du Samu… Cela fait du monde. Trop de monde. J’aperçois enfin une forme, qu’on extrait lentement de la ferraille. C’est elle, la princesse. Avec d’infinies précautions, les secouristes la posent sur un brancard. Son corps est en partie dénudé par le choc, mais il ne porte aucune trace apparente. Lady Diana a les yeux fermés et de ses lèvres sort un son étrange et douloureux, comme une respiration brouillée. Elle est, à cet instant, encore en vie. Figée dans sa beauté, la jeune femme semble dormir.
À l’arrière du véhicule se trouve encore le corps inanimé de Dodi Al-Fayed, le compagnon de la princesse. À l’avant, le chauffeur est toujours à son volant. Lui non plus n’a pas survécu. À son côté, le garde du corps a le visage enfoncé, couvert de sang.
Deux policiers d’une patrouille volante me font un rapport succinct : alertés par le bruit fracassant de l’accident, ils se sont précipités et sont arrivés les premiers sur les lieux. Les premiers ? Pas vraiment, les chasseurs d’images accrochés aux trousses de la voiture étaient déjà à l’œuvre. En dépit des injonctions répétées des deux policiers, ils n’ont cessé de mitrailler de leurs flashes la voiture et ses passagers, se poussant du coude dans une affreuse mêlée : c’était à qui obtiendrait l’image la plus sordide de la princesse à l’agonie.
En temps normal, j’entretiens de parfaites relations avec les reporters. À force de les côtoyer lors des importants matchs de football ou à l’occasion des cérémonies officielles, je connais pratiquement tous ceux qui opèrent sur Paris. J’ai toujours considéré que l’information est un droit et une nécessité et que la presse doit pouvoir travailler, quelles que soient les circonstances. Les Parisiens ont un droit éminent à connaître les modes d’action de la PP, de transmettre leurs desiderata, et qui sont de meilleurs intermédiaires que les journalistes pour assurer cette irrigation en direction du public ? J’ai créé un service fort de communication, qui n’a jamais perdu de sa valeur et de son efficacité. Les journalistes possèdent l’entrée la plus large à la PP et les informations leur sont livrées systématiquement, sauf si elles présentent un caractère secret, évidemment. Mais cette nuit, nos rapports se font soudainement moins affables.
Un peu en retrait, je les aperçois : sept photographes sont assis sur l’étroit trottoir qui longe le tunnel. Ils ont été arrêtés par les agents en uniforme et leurs appareils confisqués. Gamma, Sygma, Sipa, Stills, Angeli, les plus prestigieuses agences de presse sont représentées sur ce morceau de macadam et ces professionnels aguerris font mine de ne pas comprendre ce qui leur vaut d’avoir été appréhendés.
— Ah, monsieur Massoni ! Sortez-nous de là ! me crie l’un d’eux, les larmes aux yeux.
— Impossible, vous n’êtes plus sous mon autorité. Vous vous trouvez maintenant sous celle de la justice. Vous serez entendus tout à l’heure.
En fait, nul ne connaît alors le degré d’implication de ces hommes dans l’accident. On sait seulement qu’ils ont pris la Mercedes en chasse depuis l’hôtel Ritz, presque deux kilomètres de course-poursuite… et après ? L’événement est d’une telle gravité qu’il ne peut être question de renvoyer ces garçons à leur domicile et de les convoquer plus tard. Il faut les entendre au plus vite.
Le dispositif de sécurité publique est placé sous mon commandement direct. Une première décision est en cours d’exécution : isoler totalement le périmètre, de manière à en interdire l’accès à la foule de curieux qui grossit à chaque instant. Dans ce secteur proche des Champs-Élysées, les badauds et les touristes sont nombreux, même en pleine nuit. Il faut d’urgence éloigner cette multitude, d’abord pour permettre aux secours de circuler librement et rapidement, mais aussi pour empêcher les piétinements intempestifs qui détruiraient les indices éventuellement laissés sur place.
En attendant l’arrivée de deux compagnies républicaines de sécurité demandées en renfort, on fait appel à nos forces présentes dans la capitale, notamment à la BAC 75, la brigade anti-criminalité de Paris. En un instant, les effectifs en patrouille dans d’autres quartiers de la ville sont regroupés et convergent vers cet objectif prioritaire. La régulation médicale indique que les blessés doivent être transportés au pavillon Gaston Cordier à la Pitié-Salpêtrière, où lady Diana devrait être opérée. Je fais aussitôt déployer autour des bâtiments un important dispositif d’isolement constitué des effectifs de police en civil du XIIIe arrondissement.
Les deux compagnies républicaines de sécurité qui arrivent assureront la sécurité et les contrôles aux abords de l’institut médico-légal, mais aussi du 36, quai des Orfèvres où les journalistes interpellés vont être entendus par la brigade criminelle cette nuit même. La sécurité est en place, les lieux sont « tenus », la victime est entre les mains des secours arrivés sur place.
Reste l’enquête. Dès les premiers instants, les investigations sont confiées à la brigade centrale des accidents, qui relève de la police en tenue de Paris. Quant à la première division de police judiciaire, chargée de l’enquête judiciaire, elle se met vite au travail. Mais il faut se rendre à l’évidence, la dimension internationale que revêt déjà cette affaire, la complexité annoncée de l’enquête, les personnalités impliquées, tout commande la mise en place de moyens exceptionnels. Ce seront ceux de la brigade criminelle. Longue pratique des affaires délicates, effectifs nombreux et aguerris, la crim’ représente « le rouleau compresseur auquel rien n’échappe », selon Martine Monteil, chef de cette Brigade. Elle arrive bientôt sur les lieux et met aussitôt trente fonctionnaires de police sur l’affaire.
La brigade criminelle enquêtant sur un accident de la circulation, voilà de quoi faire fantasmer une partie du public et quelques journalistes : si la crim’ est sur les lieux, c’est donc qu’il y a eu crime ! Eh bien, non, nous ne suspectons à ce moment-là aucun assassinat, aucun complot, aucune machination, même si toutes les hypothèses restent envisageables. J’ai appelé la brigade criminelle pour trois raisons : densité de personnels, compétence, efficacité.
Il est 1 h 25 lorsque l’ambulance du Samu transportant lady Diana quitte le tunnel, flanquée de six motocyclistes. Sur ordre des médecins, le convoi roule très lentement, de manière à sauvegarder le faible souffle de vie de la victime. Quelques instants plus tard, le même dispositif est appliqué au transfert de Trevor Rees-Jones, le garde du corps. Quant aux deux dépouilles, celle de Dodi Al-Fayed et celle d’Henri Paul, le chauffeur, elles sont dirigées sous escorte à l’institut médico-légal.
Je remonte dans ma voiture, devance le cortège et arrive à l’hôpital, où les équipes médicales convergent vers le pavillon Gaston Cordier. Le professeur Bruno Riou, médecin anesthésiste de garde, et le professeur Alain Pavie, chirurgien cardiaque, me confirment que leurs équipes s’apprêtent à recevoir les deux blessés directement au bloc opératoire.
Je demande que soit mise à ma disposition une pièce assez vaste pour constituer un poste central de crise. Le directeur me donne accès à « la salle de staff », au premier étage, où Jean-Pierre Chevènement nous rejoint, vêtu d’un simple polo, l’air dévasté. Ensemble, nous attendons l’arrivée de l’ambulance. Les minutes passent, l’attente paraît interminable… Ce retard me semble bientôt anormal, inexplicable, il s’est forcément passé quelque chose sur la route ! Je m’informe des raisons de ce contretemps. L’ambulance se trouve à l’arrêt sur le pont d’Austerlitz, afin de prodiguer à la princesse des soins qui nécessitent d’être pratiqués dans une immobilité totale, selon les médecins qui l’accompagnent.
Enfin, à 2 h 05, quarante minutes après avoir quitté le tunnel de l’Alma, les ambulances transportant lady Diana et Trevor Rees-Jones atteignent le service des urgences. Une foule de journalistes, de photographes et de curieux s’est déjà agglutinée, mais en vain : ces spectateurs avides sont tenus éloignés. De son côté, le personnel de l’hôpital a baissé les stores des fenêtres, y ajoutant même quelques draps pour boucher totalement la vue et empêcher les photographes de prendre la moindre photo.
Étendue sur le brancard, lady Diana est sortie de l’ambulance. Je jette un regard et suis bouleversé : sous le tunnel, j’avais vu une femme très belle qui paraissait seulement assoupie ; je retrouve ici un visage défait, creusé, couleur cire. Jean-Pierre Chevènement et moi avons un mauvais pressentiment. Je lui souffle :
— Elle n’est plus comme tout à l’heure…
Nous accompagnons l’équipe médicale jusqu’à la porte de la salle d’opération. Certains ont prétendu plus tard que la princesse aurait alors marmonné quelques mots. Personnellement, je n’ai rien entendu.
Dans notre poste central du premier étage, les heures passent à une allure folle tant le travail est intense, mais le temps se déroule aussi terriblement lentement car, dans une tension extrême, nous attendons des nouvelles. Jean-Pierre Chevènement se montre très concentré, très attentif, il pèse chacun de ses mots au moment où il informe le cabinet du Premier ministre et celui de la présidence de la République. Comme moi, il est conscient de l’effet mondial que produirait le décès de lady Diana.
L’ambassadeur de Grande-Bretagne, Sir Michael Jay, arrive avec son épouse. J’admire le sang-froid de lady Jay : en ce moment tragique, elle sert de collaboratrice principale à son mari l’ambassadeur. Comment peut-elle conserver ce calme face à des événements d’une telle gravité ? Je me permets de lui poser la question, elle me répond qu’elle a été visiteuse de prison, une expérience qui lui a appris à se maîtriser en toutes circonstances.
Enfin, j’obtiens quelques informations médicales sur l’état de la princesse. Les équipes chirurgicales ont découvert une lésion à la veine pulmonaire. On m’explique ce diagnostic en termes profanes :
— Le cœur a été littéralement arraché de la poitrine.
Le professeur Pavie a ouvert la poitrine pour examiner l’étendue des lésions et ce qu’il a découvert est alarmant : la cavité autour du poumon gauche est noyée de sang en raison d’une déchirure de la veine pulmonaire, le principal vaisseau reliant le cœur aux poumons. Le massage cardiaque effectué sur le lieu de l’accident a donc été inutile : des litres de sang ont inondé la cage thoracique et la pression sanguine est dangereusement basse.
En salle d’opération, une lutte pour la vie est engagée. Le professeur Pavie recoud la déchirure de la veine pendant qu’un autre membre de l’équipe masse le cœur pour tenter d’activer la circulation du sang, mais l’organe ne répond plus. Sur le moniteur, la fine ligne verte reste désespérément horizontale. Il est 4 heures du matin. Le décès est officiellement constaté.
À notre poste central, nous obtenons un écho discret de ce qui est arrivé. Le médecin de la brigade des sapeurs-pompiers, qui assure la liaison entre le sous-sol et le premier étage, est le premier à nous prévenir, mais nous avons du mal à accepter la réalité.
— Il se passe des choses qui dépassent le stade de la vie, nous dit le médecin. Nous entrons dans la phase la plus irréductible, celle de la mort.
Les professeurs Riou et Pavie souhaitent maintenant la présence du ministre dans la salle d’opération. Je l’accompagne. La toilette de lady Diana est en train d’être achevée, le corps est nettoyé. Les professeurs nous annoncent alors la nouvelle tant redoutée :
— L’ultime tentative s’est traduite par un massage du cœur pendant plus de deux heures, externe d’abord, interne ensuite. En vain. C’est fini.
Nous remontons à notre poste. Pendant que l’ambassadeur annonce la nouvelle à son gouvernement, il me faut désormais penser à organiser l’accueil de toutes les personnalités qui viendront représenter leur pays dès le lendemain. Le directeur de l’hôpital trouve une vaste salle qui pourra accueillir la conférence de presse que le ministre va tenir, un amphithéâtre dans l’aile Lassay, où sont habituellement dispensés des cours. Nous vérifions les lieux : effectivement, la salle est à la mesure de l’événement et pourra y recevoir plus de deux cents personnes. La conférence a lieu à 5 heures du matin. Bien vite, pigistes et correspondants prévenus d’urgence prennent place, l’atmosphère est lourde, chacun a conscience d’être témoin d’un événement de grande portée.
Avant de prendre la parole, Jean-Pierre Chevènement s’isole pour revêtir un costume sombre, une chemise blanche et nouer une cravate noire. De son écriture petite et illisible pour nous, il rédige quelques notes sur ce qui me semble être une carte de visite. Ceci fait, il entre dans la salle, l’air grave, et s’assied devant la table. À sa gauche se trouvent les professeurs Riou et Pavie ; à sa droite, l’ambassadeur de Grande-Bretagne et moi-même. Jean-Pierre Chevènement fait une communication d’une grande sensibilité, d’une parfaite dignité, exprimant avec émotion la solidarité qui unit en cet instant la France et la Grande-Bretagne.
Le temps passe et voici le défilé des personnalités… Mohamed Al-Fayed, père du compagnon de lady Diana, informé de l’accident, a atterri au Bourget en pleine nuit. L’ambassadeur de Grande-Bretagne, le ministre et moi-même l’accueillons à l’hôpital. Il est massif, concentré, les mâchoires serrées. Il veut savoir où se trouve son fils. Jean-Pierre Chevènement le prend à part pour lui annoncer la terrible nouvelle. M. Al-Fayed converse quelques instants avec les médecins avant de demander où a été déposée la dépouille de son fils. Nous le faisons conduire à l’institut médico-légal afin qu’il puisse se recueillir.
Au matin, le directeur de cabinet du président de la République m’informe par téléphone de la visite imminente de Bernadette Chirac. Elle arrive à l’hôpital à 8 h 30, le visage empreint d’une profonde tristesse. Quarante-cinq minutes plus tard, Lionel Jospin, Premier ministre, qui assistait à un congrès du Parti socialiste à La Rochelle, parvient à l’hôpital à son tour. Il s’incline, silencieux, devant le corps puis présente ses condoléances à l’ambassadeur.
À 14 heures, je tiens une réunion avec mes principaux collaborateurs et les personnels de direction de la Salpêtrière pour organiser les opérations de l’après-midi. La réunion est courte, nous n’avons qu’à évoquer les questions de protocole et de placement des personnalités.
À 17 h 40, le prince Charles est à Paris, accompagné de ses deux fils, William et Harry, et des deux sœurs de la défunte. Le président de la République les accompagne jusqu’à la chambre mortuaire. Le prince Charles demande qu’on le laisse seul un instant, il reste longtemps dans la pièce, si longtemps que l’on finit par s’inquiéter… A-t-il eu un malaise ? Quelqu’un ose toquer discrètement à la porte. Le prince sort de son songe muet et nous rejoint.
Très vite, une nouvelle question d’ordre et de sécurité se pose : par où va-t-on faire sortir le cortège ? Quelques propositions sont avancées, on parle d’un hélicoptère, on suggère une porte dérobée. Mais je rappelle que les journalistes, qui attendent depuis des heures, tout comme la foule rassemblée, accepteraient mal une pareille fuite. D’ailleurs, ce n’est imaginable, ni sur le plan de la dignité d’une famille endeuillée, ni vis-à-vis de ce que représentait la princesse de Galles. En accord avec le prince Charles, nous prenons le parti de renforcer le dispositif de sécurité et de sortir par la porte principale.
Par décision spéciale du ministre de l’Intérieur et dans le souci de maintenir l’unité de sécurité et de commandement sur tout le trajet, je suis chargé d’assurer l’accompagnement et la sécurité du convoi jusqu’à l’aéroport de Villacoublay, sans tenir compte des limites départementales et du partage habituel des responsabilités entre préfets.
À 18 h 15, le cortège s’ébranle, accompagné par la grande escorte motocycliste de la préfecture de police en tenue d’honneur. Nous roulons sans incident jusqu’à Villacoublay. Sur le tarmac, un avion de la Royal Air Force accueille le corps de la princesse et décolle aussitôt pour Londres.
Je quitte l’aéroport, physiquement sonné : je n’ai pas dormi depuis plus de trente heures. Cependant, mon travail n’est pas tout à fait terminé, je veux encore prendre la parole sur la fréquence radio générale de commandement en m’annonçant par mon indicatif « TI-1000 »… Il est rare que le préfet de police s’exprime en direct sur les ondes de ses services, la hiérarchie est toujours respectée. Mais, aujourd’hui, j’estime devoir le faire, pour transmettre à tous ma reconnaissance. Je réfléchis brièvement à ce que je vais dire, il faut tous les mots, mais pas un de moins, pas un de trop…
— Message de TI-1000 à l’ensemble des postes fixes et mobiles et à tous les effectifs qui se sont mobilisés depuis hier à la suite du décès de la princesse de Galles. TI-1000 adresse à chacune et à chacun ses félicitations personnelles pour le travail accompli. Il vous en remercie et vous exprime également les remerciements du gouvernement britannique et ceux de la République française.
Puis vint le temps de l’enquête et des soubresauts judiciaires. On l’a vu, immédiatement après l’accident, les sept photographes qui avaient pris en chasse la Mercedes avaient été interpellés. Deux autres furent arrêtés plus tard pour avoir tenté de négocier des clichés pris lors de l’accident. Au total, vingt journalistes se trouvaient impliqués dans la traque du véhicule. Les sept photographes furent libérés sous caution quarante-huit heures plus tard et mis en examen pour homicide involontaire et non-assistance à personne en danger. Avec le temps, les poursuites furent partiellement levées car un doute subsiste sur la distance entre ces hommes et la voiture.
Trevor Rees-Jones a été auditionné deux fois mais n’a pu répondre aux questions des enquêteurs. Il a tiré un trait sur le salaire à vie que lui proposait Mohamed Al-Fayed et a démissionné en avril 1998 de son emploi de garde du corps. Et puis, la mémoire retrouvée, il a monnayé ses souvenirs auprès des journaux du monde entier.
Pour cerner la personnalité d’Henri Paul, le chauffeur, les enquêteurs ont recueilli les témoignages de cent quarante-trois personnes : il était décrit comme un homme sérieux et affable. Mais M. Paul, chef adjoint de la sécurité du Ritz, n’était pas le personnage méticuleux et organisé que chacun gardait en mémoire. En fait, il était un alcoolique « modéré », selon les conclusions des médecins. Le soir fatal, non seulement il était ivre, mais il avait de plus ingurgité des médicaments… Les conditions du drame étaient réunies.
Les expertises réalisées par l’institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale ont établi que, parmi les débris retrouvés près du troisième pilier, plus de trente mètres en amont du point d’impact, se trouvaient des fragments du feu arrière de la Mercedes, mais aussi des morceaux du feu arrière gauche d’une Fiat Uno et un rétroviseur provenant d’un modèle Fiat produit entre 1983 et 1987. De plus, une trace de peinture blanche prélevée le long de l’aile gauche de la Mercedes correspondait à un type de peinture identifié sous le nom de Bianco Corfu, ce qui a permis de préciser encore les recherches… En dépit de tous ces indices, la police n’est pas parvenue à retrouver la fameuse Fiat blanche. Tous ses efforts n’ont mené à rien.
Il est pourtant certain que la Fiat Uno blanche a bel et bien existé et qu’elle a été impliquée dans un accrochage avec la Mercedes. Il est tout aussi évident que la responsabilité pleine et entière de l’accident ne peut être imputée au conducteur de cette Fiat Uno, même s’il en est sans doute la cause. On peut imaginer le scénario suivant : la Uno roulait à 50 km/h, la vitesse maximale autorisée dans le tunnel, lorsque la Mercedes a surgi derrière elle à très vive allure. Alors qu’Henri Paul essayait désespérément d’éviter la petite voiture, la grosse Mercedes a accroché l’aile arrière de la Fiat. À cette allure, le choc a fait perdre au chauffeur le contrôle de cette voiture blindée, trop lourde et peu maniable. Par ailleurs, l’impact, même léger, de la Mercedes sur la Fiat a été assez violent pour faire partir la petite voiture en zigzag et lui arracher son rétroviseur… Et voilà pourquoi les seuls témoins qui ont vu une Fiat Uno blanche ont dit qu’elle avait l’air de tanguer en sortant du tunnel.
Cette affaire de voiture disparue a excité l’imagination douloureuse de M. Al-Fayed. Il a cru comprendre qu’un complot mené par les services secrets britanniques avait été ourdi dans de sombres officines pour faire disparaître la princesse et son compagnon. J’ai reçu la visite de quelque proche de ce père désespéré, venant plaider sans y croire cette cause excentrique.
De son côté, l’enquête britannique, conduite notamment par le chef de la Metropolitan Police, Lord Stevens, réfuta de la même manière ces accusations qui ne reposaient sur rien. Investigations françaises et britanniques allèrent dans le même sens : il s’agissait d’un accident de la circulation survenu à grande vitesse, le véhicule étant conduit par un homme qui présentait un taux d’alcoolémie compris entre 1,75 et 1,80 gramme, presque quatre fois la quantité d’alcool autorisée par la législation française !
Pour la justice et la police, l’affaire était close.